La Théorie des Contraintes (TOC) est trompeusement simple. Elle commence par aligner une série d’affirmations «évidentes». Vraiment rien que du bon sens. Et avant que vous ne vous en rendiez compte, vous vous retrouvez en train de remettre en question les principes fondamentaux de l’entreprise et de la société modernes.
Eliyahu Goldratt détaille sa théorie en 1984 dans son livre best-seller intitulé Le But. C’est un livre atypique pour l’époque: un «roman d’affaires» racontant l’histoire d’un responsable d’usine dans le Midwest post-industriel, luttant pour la survie de sa manufacture. Les problèmes rencontrés par ce manager sont universels, bien sûr, et pas seulement dans le domaine de la fabrication. Depuis 30 ans, ses lecteurs identifient immanquablement leur propre situation à son histoire fictive. Et c’est cet éclair de lucidité qui les entraîne dans les profondeurs du monde de la TOC.
La première affirmation de la TOC est que tout système a un goulot plus étroit que tous les autres, de la même manière qu’une chaîne n’a qu’un seul maillon plus faible entre tous.
Pour certains systèmes, vous pouvez le voir clairement: les voitures qui ralentissent toujours à telle section de l’autoroute; cette porte au bureau où les chemins de tous semblent converger; ce coude de votre circuit de plomberie qui ne reste jamais débouché très longtemps.
Pour d’autres types de systèmes, c’est moins évident. À partir des goulots – qui décrivent des flux de matières – il convient d’élargir le concept aux contraintes de toute nature.
Quelle est la contrainte qui empêche un café de servir plus de clients ? Ce n’est pas la taille de la porte. Il pourrait s’agir de la cadence de préparation du cappuccino, de la rapidité d’autorisation des cartes de crédit, ou du nombre de personnes souhaitant prendre un café à cet endroit, à cette heure et pour ce prix. Il n’est pas toujours facile de vraiment savoir où la contrainte se trouve. Mais nous savons qu’il y en a une – sans quoi le magasin pourrait servir un nombre infini de clients, et à une vitesse infinie.
Pour prendre l’exemple d’Usain Bolt, quelle est la contrainte qui empêche un corps humain de courir plus vite ? Ce pourrait être la capacité de son corps à métaboliser le glucose, ou à oxygéner ses muscles; ou l’accroche de ses chaussures sur la surface de la piste; ou bien encore une croyance limitante, nichée quelque part au tréfonds de son esprit.
De toute évidence, il devient encore plus difficile de trouver la contrainte une fois que nous entrons dans le monde de l’abstrait, du psychologique et de l’immatériel. Mais revenons à nos moutons.
La deuxième affirmation est que la performance du système dans son ensemble est limitée par la sortie du goulot le plus étroit ou la contrainte la plus limitante.
En d’autres termes, si l’eau circulant dans un tuyau est réduite à un filet par une section étroite, alors l’écoulement en sortie du tuyau ne sera qu’un filet. Un tel phénomène est moins facile à détecter par intuition, tant il est masqué par le désordre des systèmes avec lesquels nous interagissons d’ordinaire.
Notre café ne peut pas servir ses clients un iota plus rapidement que la vitesse de sa caisse enregistreuse (si là est sa contrainte et si on y paye à la commande). Usain Bolt ne peut pas retrancher une microseconde de son temps sans augmenter sa proportion de fibres musculaires à contraction rapide (s’il s’agit là de sa contrainte la plus limitante).
La troisième affirmation découle des deux premières, mais reste la plus difficile à avaler. Pour reprendre une analogie bien connue, c’est la pilule rouge de la TOC: si les première et deuxième hypothèses se tiennent, alors la seule façon d’améliorer la performance globale du système est d’améliorer le débit en sortie du goulot (ou plus généralement, la performance de la contrainte).
Dans notre exemple du café, si la contrainte la plus limitante est la caisse enregistreuse, alors littéralement rien d’autre ne saurait impacter le résultat net, si ce n’est améliorer la vitesse de ladite caisse enregistreuse. Ni un meilleur service à la clientèle, ni une meilleure qualité, ni une meilleure décoration d’intérieur, ni un WiFi plus rapide, ni des toilettes plus propres, ni un breuvage plus corsé, ni toute autre proposition parmi le million d’idées que nous pourrions générer dans un atelier de brainstorming débridé. Toute amélioration qui ne touche pas la contrainte est une illusion, pour la même raison qu’il est impossible de renforcer une chaîne sans renforcer son maillon le plus faible.
Songez maintenant à la façon dont une entreprise typique fonctionne. Le PDG annonce qu’il est temps que l’entreprise s’améliore. Cet ordre se répercute dans les rangs, chaque manager soulignant à son équipe l’importance de leurs efforts individuels. Les uns et les autres entendent ce qu’ils veulent entendre: les comptables comprennent qu’ils doivent améliorer l’utilité des livres qu’ils tiennent (chacun interprétant différemment le mot «utilité»); les développeurs de logiciels opinent du chef en admettant qu’il est crucial de produire un meilleur code (chacun interprétant différemment le mot «meilleur»); les membres du marketing s’accordent pour dire que la seule solution consiste à élaborer des campagnes de promotion plus créatives (nul ne prenant la peine de définir cette «créativité»).
Chacun part bille en tête vers sa mission personnelle, le nez sur le guidon et la prime sur objectif dans le viseur, sans s’apercevoir que pris collectivement, leurs efforts individuels exécutent en réalité une philosophie de gestion implicite:
VRAI OU FAUX ? «Où qu’elles soient, toutes les améliorations locales convergent automatiquement pour se traduire en amélioration globale de l’organisation toute entière.»
Dans sa «Théorie Générale de l’Emploi, de l’Intérêt et de la Monnaie» parue en 1936, John Maynard Keynes écrit: «Les gens qui se croient terre-à-terre, au point de se prétendre libres de toute influence intellectuelle, sont le plus souvent les esclaves machinaux de quelque économiste défunt.»
Et si cette philosophie de gestion implicite était fausse ? Et si, en croyant que nous pouvons améliorer un système dans son ensemble en améliorant individuellement chacune de ses parties, nous vivions et travaillions selon un paradigme économique lui-même défunt depuis des décennies ?
C’est tout à la fois ce que soutient la Théorie des Contraintes, et le problème qu’elle se propose de résoudre.