Théorie des Contraintes 101:

Article 102 – L’Illusion des Optima Locaux

Dans l’article précédent, j’avance que de nombreuses personnes souscrivent inconsciemment à une philosophie de gestion défunte: à savoir qu’il serait possible d’améliorer les performances d’une entreprise dans son ensemble, en améliorant la performance individuelle de ses parties.

Ces améliorations isolées sont communément appelées des «optima locaux» (ou dans les contextes traditionnels de fabrication, des «efficiences locales»). Un optimum local est ce qui est le mieux pour la performance individuelle d’une partie, alors que l’optimum global est ce qui est le mieux pour la performance du système dans son ensemble.

Pour formuler différemment notre conclusion précédente: le fait d’additionner une collection d’optima locaux n’entraîne pas automatiquement un optimum global.

Tout d’abord, illustrons notre propos par un exemple concret. Imaginez la conception d’une voiture où chacune des parties serait sous la responsabilité d’une équipe différente. Chaque équipe serait composée des experts les plus compétents du domaine concerné, et aurait reçu pour mission de fabriquer son meilleur composant possible, en vue de l’intégration finale.

Nul besoin de beaucoup d’imagination pour s’attendre à un florilège de problèmes. Par exemple, l’équipe des pare-chocs pourrait avoir conçu des monstres de 60cm d’épaisseur, de surcroît plus larges que la voiture elle-même, avec des matériaux absorbants de haute densité et des systèmes intelligents à hydraulique adaptative. Nonobstant toute question de coût, de tels pare-chocs seraient considérablement dangereux une fois installés, du fait de la masse, du poids et de la complexité ajoutés, en décalage avec les besoins plus généraux du véhicule. Sans même parler des intérêts supérieurs des occupants.

Là est le point important à retenir – et néanmoins souvent ignoré – au sujet du rôle que jouent les optima locaux dans les systèmes complexes: non seulement les optima locaux ont tendance à être sous-optimaux – au sens où «ils ne sont pas au top» – mais une fois combinés en un système interdépendant, les optima locaux font en réalité dérailler les choses.

Voyons maintenant comment cela se manifeste dans les entreprises.

Représentez-vous les services d’une entreprise comme une suite de sections de tuyauterie, avec des travaux circulant de la première à la dernière. Chaque cercle dimensionné dans le tuyau représente la capacité de son service. J’ai désigné le service Ingénierie comme étant le goulot, avec la capacité la plus basse:

Le Goulot - Service Ingénierie
Le Goulot – Service Ingénierie

Le service Commerce signe un contrat et le remet au service Produit. Le service Produit structure le projet et le transmet au service Design pour lui donner corps. Le service Design envoie son travail au service Ingénierie pour lui donner vie. Tout le monde se sent productif et heureux.

La Capacité du Goulot se Remplit Très Rapidement
La Capacité du Goulot se Remplit Très Rapidement

Mais c’est là que les choses deviennent intéressantes. Très rapidement et en toute logique, la capacité du service Ingénierie sature, ce qui entraîne une conséquence très simple: dans ces conditions, le fait de lui confier davantage de travail n’en fera pas sortir davantage de produits finis.

Mais que peuvent bien y faire les services Commerce, Produit et Design ? Ils opèrent selon la règle universelle en vigueur sur tout lieu de travail moderne: «Rester Occupés». Cet ordre implicite est un optimum local, qui de fait leur assène un impératif: «Optimisez l’utilisation de votre service à sa pleine capacité».

Et qui pourrait les en blâmer, eux ou leurs managers ? Rien n’instille plus la crainte au coeur d’un manager, qu’une «ressource sous-rentabilisée». Et rien n’instille plus la crainte au coeur d’un salarié, que le sentiment qu’il n’y a peut-être pas assez de travail pour justifier son emploi. On peut toujours trouver quelque chose à faire, ou à faire faire, pour «Rester Occupés».

Alors, que font les services en amont ? Ils lancent de nouveaux projets. Ils remplissent leur capacité, comme on l’attend d’eux:

Nouveaux Projets Démarrés en Amont
Nouveaux Projets Démarrés en Amont

Ce ne serait pas un problème si les effets de ce modus operandi restaient confinés au sein de chaque service. Mais ce démarrage de nouvelles activités injecte inévitablement plus de travail dans le tuyau, en direction du goulot. Même si le service Ingénierie a peu ou prou la discipline et l’autorité de refuser toute nouvelle demande, le simple fait de devoir les décliner poliment à l’entrée suffit déjà à consommer une part précieuse de sa capacité. Il faut du temps et des efforts pour gérer plus d’emails, fournir plus d’estimations, et manoeuvrer politiquement pour esquiver la pression du reste de l’entreprise.

La conséquence est que la capacité restante du goulot – déjà limitée par le travail productif – s’en trouve encore réduite:

La Capacité du Goulot est Encore Réduite
La Capacité du Goulot se Réduit Encore

Ce qui bien évidemment, ne fait qu’exacerber davantage la situation. Au fur et à mesure que le débit du goulot diminue, encore plus de travail s’accumule devant sa porte, ce qui met les services en amont encore plus dans l’attente, ce qui amène ces derniers à lancer encore plus de projets, ce qui injecte encore plus de travail en direction du goulot, ce qui réduit encore davantage son débit.

Pendant ce temps, la même situation est induite dans les services en aval: ils se retrouvent à attendre du travail en souffrance au goulot, et afin de remplir leur propre capacité, ils lancent à leur tour de nouveaux projets:

Nouveaux Projets Démarrés en Aval
Nouveaux Projets Démarrés en Aval

Bien que ces activités naissent en aval, elles créent également plus de travail pour le goulot. Que ce soit sous la forme de projets transfonctionnels nécessitant des «entrées» de la part du service Ingénierie, de coûts cachés tels que des réunions ou des événements, ou d’autres interactions de toute nature. La capacité du goulot disponible pour le travail productif s’en trouve encore diminuée:

La Capacité du Goulot est Encore Davantage Réduite
La Capacité du Goulot se Réduit Encore Davantage

À ce stade, avec un débit considérablement réduit, un goulot qui s’est mis tout le monde à dos, un goulot d’ailleurs lui-même fâché avec tout le monde, et un résultat en berne du fait que plus aucun produit ne sort, le management estime qu’il est temps d’intervenir.

S’ils sont bienveillants et munis d’un trésor de guerre, la solution leur est toute trouvée: «Il nous faut plus de capacité !». Sinon, ils mettent la pression. Tout le monde doit travailler tard, travailler les week-ends, déjeuner à son poste de travail, et couper court à toutes les activités «non essentielles»: «Ayez l’air encore plus occupés !».

Et voici ce à quoi l’entreprise ressemble désormais:

Tout le Monde est Occupé à Travailler
Tout le Monde est Occupé à Travailler

Voilà pourquoi une entreprise où tout le monde est occupé à travailler est terriblement inefficace. En effet, la seule façon de satisfaire au dogme de l’utilisation maximale est que chacun optimise sa propre productivité individuelle et ce, au détriment de la productivité du goulot. Or, c’est de la productivité du goulot – et d’elle seule – que dépend le flux de l’entreprise.

Si vous croyez que les optima locaux s’additionnent pour atteindre un optimum global, alors il ne peut y avoir à vos yeux qu’une seule solution aux performances organisationnelles faibles: améliorer le flux à toutes les sections du tuyau.

Mais ajouter plus de capacité en amont ou en aval du goulot ne fera qu’empirer les choses, au lieu de les améliorer. Tentez une «amélioration» en tout autre point que le goulot, et vous aurez planté en beauté l’ensemble du système.

«TOUTE amélioration ne touchant pas la contrainte est une illusion.»

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